Quels mots utilise-t-on pour décrire le son ?
C'est quoi un son chaud, un son rond, un son brillant ? Qui ne s'est jamais posé cette question de savoir comment on pouvait exprimer à l'aide de mots du langage une sensation aussi complexe que l'écoute d'un son ? Reprenons ici l'histoire des différents scientifiques s'étant penchés sur le sujet.
Herman Von Helmholtz
La première personne qui s’est vraiment penchée sur la description des sons pour les instruments de musique, c’est monsieur Helmholtz, en 1890 ! Dans un joli ouvrage intitulé « Die Lehre von den Tonempfindungen als physiologische Grundlage für die Theorie der Musik », ce bon vieux physicien allemand que l’on connaît surtout pour ses travaux sur l’électromagnétisme essayait déjà (sans trop de succès) de chercher à faire le lien entre des adjectifs qui décrivent un son et les propriétés acoustique de ce son.
Par exemple, un son pur comme celui produit par un tuyau d'orgue fermé est doux, lisse et plaisant. Lorsque les 6 premiers partiels du son sont particulièrement présents, le son est harmonique. Lorsqu'il n'y a que les harmoniques impaires (comme c'est le cas avec la clarinette), Helmholtz dit que le son est creux. Si la fondamentale est très présente, le son est riche, sinon il est pauvre, etc... Il faut garder à l'esprit que Helmholtz travaillait seulement avec des sphères métalliques vibrantes pour analyser le son : le vrai problème de Helmholtz, c’est que le microphone n’existait pas tellement à l’époque, il s’est donc assez vite découragé.
Solomon
Le plus grand pionnier de la conquête du vocabulaire sonore est sans aucun doute Solomon. Un grand musicien ? Un physicien chevronné passionné par le violon et la clarinette ? Pas du tout. Solomon bossait pour l’US Navy dans les années 1950, et on lui avait confié la dure mission de former les marins à reconnaître entre mille sons de sonars celui qui identifierait le sous-marin allemand U-boot IXC/140. Désemparé par l’ampleur du travail et l’importance de la mission, Solomon (après quelques bouteilles de Bourbon) est allé frapper à la porte de son collègue Charles Osgood qui avait inventé quelques années auparavant une « technique de mesure de la signification connotative des concepts ». C’est le premier exemple d’utilisation de ce qu’on appelle maintenant le différentiel sémantique.
En quoi ça consiste ? Solomon a construit 50 « échelles sémantiques » composés de paires d’adjectifs tels que Pauvre / Riche, Doux / Dur, Creux / Plein … mais aussi des plus étranges comme Sur / Dangereux, Joyeux / Triste ou Masculin / Féminin (on parle bien de sons de sonar…). Il ne restait plus qu’à faire venir plusieurs marins et à leur faire écouter une bibliothèque de « bips » de sonar, et à leur faire évaluer les sons sur toutes ces échelles… Après une analyse statistique poussée des résultats, Solomon a ordonné ces mots de vocabulaire et a établi 7 critères de notation du son :
- La magnitude (est-ce que le son est large ou étroit)
- L'esthétique (est-ce que le son est plaisant ou déplaisant)
- La clarté (est-ce que le son est bien défini)
- La sécurité (est-ce que le son rassure)
- La tension (est-ce que le son est agressif)
- La familiarité (est-ce qu’on reconnaît bien le son)
- L'ambiance (est-ce que le son est riche, plein de couleur)
On parle toujours de sonar, oui oui oui. En tout cas, Solomon a utilisé ces critères et les a reliés à des mesures acoustiques du signal. Tout ça pour que les marines américains puissent mieux reconnaître les sous-marins allemands. Ou plutôt russes, puisque la guerre étant terminée, le véritable ennemi était désormais rouge. Impossible d’en savoir plus, car la suite des recherches de Solomon est classée top secret.
Pierre Schaeffer
« Il faut être un fou ou un génie pour tenter de cartographier le son », disait Platon. Pierre Schaeffer était les deux, et même plus. Ingénieur Polytechnicien, écrivain, musicien, compositeur, musicologue et philosophe, ce couteau-suisse français a eu une véritable révélation lorsqu’il a accidentellement coupé une bande magnétique sur laquelle était enregistrée un son de cloche. En coupant l’attaque, c’est-à-dire le début du son, le son de cloche devenait un joli son de hautbois… Fort de sa découverte, le Pierrot s’est lancé dans une réflexion approfondie sur ce qu’on entendait, et plus particulièrement sur la distinction entre le son lui-même et la cause du son. Si vous avez déjà mal à la tête, je vous déconseille de lire le bouquin de Schaeffer : 720 pages de réflexion à la fois philosophique, acoustique et musicale sur ce sujet. Un petit exemple quand même ?
Maintenant je prend la note jouée au piano et je coupe le début du son en faisant un fondu en ouverture : ça commence à bien ressembler à la flûte, non ?
Fort content de sa découverte, Pierre Schaeffer théorise notre relation au son, avec son célèbre canevas des quatre verbes :
- OUIR : Mon oreille perçoit le signal sonore
- ENTENDRE : Je m’intéresse à ce que j’ouïe de manière active et je le qualifie
- ÉCOUTER : Je cherche à identifier ce qui produit le son que j’ouïe
- COMPRENDRE : Je m’intéresse à la signification du son
Pour résumer :
Je suis dans la rue et j’ouïe un son qui fait PPPIIIIMMMMPPPOOOOONNN - PIIIIMMMMPPPPOOOON, j’écoute le son : c’est la sirène fixée sur un camion. Je l'entends bien : c’est un son fort, aigu, strident avec une hauteur qui fluctue, et qui se répète dans le temps. Je comprends qu’il y a un incendie pas loin.
Et nous en tant qu’être humain, qu’est-ce qu’on a l’habitude de faire ? D’ouïr, d’écouter, de comprendre… mais pas tellement d’entendre et de s’intéresser vraiment aux propriétés du son. Ce qui compte, c’est de l’identifier (ça nous a permis de survivre depuis un bon million d’années…). Pierre Schaeffer, lui, s’est concentré sur ce qu’il a baptisé l’objet sonore : le son juste pour lui-même, indépendamment de ce qui le cause, sa matière propre. Et à force de faire joujou avec les enregistrements d’une porte qui grinçe, d’un cheval au galop ou même d’une locomotive, Schaeffer a sa deuxième révélation : il se dit « On pourrait étendre ce qu’on appelle musique à tous ces objets sonores ! »
Et le voilà parti dans la rédaction d’un solfège de l’objet sonore, dont le but est de cataloguer et décrire toutes les propriétés possibles de tous les sons possibles, de les hiérarchiser, de les organiser (comme le solfège le fait avec la musique). D’abord, il y a la typologie qui permet d’identifier les familles d’objets sonore, à partir des critères de facture, de durée et d'entretien. Ensuite, il y a la morphologie, qui décrit la matière de l’objet sonore selon sept critères : la masse, le grain, le timbre harmonique, la dynamique, l’allure, le profil mélodique et le profil de masse. Le bouquin de Pierre Schaeffer, simplement appelé « Traité des objets musicaux », regorge de tableaux de ce type :
Un bon délire ! Le problème avec la théorie de Pierre Schaeffer, c’est qu’il a réussi à la rendre tellement compliquée que personne ne s’en sert aujourd’hui, que ce soit dans le domaine de la recherche scientifique ou même de la musique électroacoustique.
Stephen Mc Adams
Les recherches de Stephen Mc Adams sur le timbre des instruments de musique remontent à une vingtaine d’années. Ce musicien et compositeur devenu chercheur est connu pour être un peu le « psychologue de la musique ». C’est d’ailleurs lui qui a créé cette discipline à l’Ircam en 1986. La question qui le taraudait, c’était celle des indices sonores qui nous permettent de différencier un instrument d’un autre. Sa méthode était légèrement différente : après avoir rassemblé des enregistrements de différents instruments jouant exactement la même note avec la même durée et le même volume, il les a présentés deux par deux à 88 musiciens, en leur demandant :
Vous trouvez que ces sons :
Et il a posé cette question pour les 18 sons qu’il avait sous la main. Soit au total 153 paires de sons donc la même question 153 fois… de quoi donner un bon mal de crâne. Surtout qu’il demandait à chaque fois d’expliquer pourquoi ! À la fin, le traitement statistique des réponses lui a permis de reconstruire un modèle qui explique les différences que nous percevons entre les différents timbres des instruments de musique. Voilà à quoi ressemblait cet espace :
C’est sur trois dimensions principales que cet espace est structurée :
- La brillance du son, c’est-à-dire le rapport entre les fréquences hautes et basses
- L'attaque du son, c’est-à-dire la vitesse avec laquelle s’établit le son à son début
- Le flux spectral, correspondant au rapport harmoniques paires / harmonique impaires
Le plus marrant dans tout ça, c’est que dans les 18 sons utilisés, il y en avait certains qui ne correspondaient à aucun instrument existant, mais qui étaient entièrement synthétisés : c’est le cas de la guitarinette, du celestaubois, du vibrombone ou de la trompitare. Les études de Mc Adams sont très précieuses pour la compréhension des mécanismes auditifs, mais finalement pour travailler sur un instrument en particulier, les résultats n’apportent pas beaucoup d’informations. La méthode de travail par contre est très cool et on peut faire des études plus ciblées sur une seule famille d’instruments. Les fabricants de guitarinettes savent désormais quoi faire !
Maxime Carron (moi-même…)
Ce grand chercheur des temps modernes a longtemps travaillé à l’Ircam sur la description des sons, en se concentrant sur les aspects de communication entre individus. Comment peut-on parler de la même chose lorsqu’on décrit un son ? Comment un ingénieur du son peut efficacement dialoguer avec un musicien, sans quiproquo ? Et surtout, comment un ingénieur de la SNCF peut discuter avec un designer sonore pour mieux décrire le son qu’il voudrait mettre sur le composteur de billet, la borne de retrait, l’alarme de fermeture de porte ? Sujet délicat, mais les travaux ont mené à la création d’un petit dictionnaire du son illustré, reprenant des termes comme mat, résonant, brillant ou encore ascendant, tonal, nasal, rond, grave, crescendo… 35 mots en tout, avec définitions et références sonores à l’appui !
Universel ? Certainement pas… Exhaustif ? non plus, le seul qui a essayé de créer une terminologie exhaustive s’est perdu dans les méandres de ses 720 pages de tableaux et de théories incompréhensibles, on l’a vu plus haut. Par contre, pratique pour communiquer, comme l’ont montré les différentes expériences réalisées à l’Ircam lors de sa thèse. Les mots permettent d’identifier certaines familles de sons, et même de faire la différence entre plusieurs sons d’une même famille. Vous y penserez quand vous composterez votre billet de train… Quoi ?! Ah, on me dit dans l’oreille que les composteurs ça n’existe plus… Lassé de l’univers sonore ferroviaire, Maxime Carron a fini par rejoindre un univers lié à sa passion : la musique, en devenant le directeur scientifique de SYOS !
Chez SYOS
C’est dans ce nouveau fleuron de l’industrie musicale française que se poursuivent les recherches sur le timbre et sur la façon dont on peut parler d’un son. Votre timbre, vous le préférez mat ou brillant ? Avec de la puissance ou de la résistance ? Plutôt centré ou plutôt ample ? Ici on est tout le temps en train de chercher à décortiquer le langage du saxophoniste, pour mieux comprendre toutes les subtilités qu’il y a dans un son, et pour fabriquer les becs les plus adaptés à chaque demande.
Certains d’entre vous ont déjà participé à des expériences que l’on a organisé, pour les autres… Qu’est-ce que vous attendez ? Chez nous, c’est toute l’histoire de la recherche sur le timbre que l’on reprend à notre sauce : Helmholtz pour sa théorie sur le timbre, Solomon pour l’utilisation d’échelles sémantiques, Mc Adams pour sa méthodologie scientifique et ses approches statistiques, la thèse de Maxime Carron pour le coté pédagogique et l’établissement d’un lexique… Et Pierre Schaeffer ? On utilise son livre de 720 pages pour caler la porte d’entrée de nos tout nouveaux locaux, et c’est du solide !
Participer à l’écriture de cette histoire, et passez nous voir !
Pour participer à une expérience,écrivez-nous à l’adresse contact@syos.co
Des références pour les plus curieux
- Helmholtz, 1877 - Theorie Physiologique de la musique fondée sur l'étude des sensations auditives.
- Solomon, 1958 - Semantic approach to the perception of complex sounds.
- Schaeffer, 1966 - Traité des objets musicaux.
- McAdams, 1995 - Perceptual scaling of synthesized musical timbres : Common dimensions, specificities, and latent subject classes. (pdf)
- Carron, 2016 - Méthodes et Outils pour Définir et Véhiculer une Identité Sonore (pdf)