S'il y a bien un saxophoniste de jazz que l'on identifie entre mille en écoutant un enregistrement inconnu, c'est bien John Coltrane. Mais qu'est-ce qui nous fait dire en moins d'une demi-seconde "c'est lui" ? Quels indices sonores nous parviennent et nous font identifier directement ce géant du jazz ? Syos enquête sur l'énigme du son Coltranien.
La brillance au centre de la controverse
La brillance est généralement le premier paramètre qui définit le timbre d'un saxophoniste. Elle correspond en quelque sorte à la quantité d'aigus qu'on entend dans le son. Ce critère est assez bien compris et partagé des musiciens, mais si tout le monde s'accorde à dire que David Sanborn ou Maceo Parker par exemple ont des sons très brillants, alors que Stan Getz ou Paul Desmond ont des sons très mats, notre ami John suscite d'éternels débats. "Bien sur que le son de Coltrane est mat", m'ont dit certains saxophonistes. "Brillant comme Coltrane" m'ont dit d'autres... Pas facile.
Avec un petit Syeeda's song Flute dans mes écouteurs, je décide de chercher des informations sur la toile, et en particulier dans les groupes de discussions facebook, sur les forums... Coltrane, brillant ou mat ? Difficile de trouver une réponse consensuelle à la question. Alors je fais un petit sondage sur facebook auprès de mes amis saxophonistes :
Le résultat penche vers la brillance, mais c'est loin d'être un avis partagé par tout le monde : 34% mat, 66% brillant. Je réfléchis un peu et je repense à une conversation que j'ai eu l'autre jour avec David Liebman qui qualifiait son son : "Dark. Always dark." Et bon en l'écoutant jouer devant moi juste après, je m'étais quand même dit mouais y a plus dark, quand même...
L'expérience de Gridley en 1979
La seule étude scientifique sur la question des adjectifs décrivant le timbre des musiciens célèbres a été menée par le psychologue américain Mark C. Gridley en 1979. Son objectif était d'étudier si des auditeurs non musiciens (et ne connaissant pas les musiciens testés) utilisaient les mêmes mots pour décrire le timbre des saxophonistes emblématiques. L'auteur compare la perception des sons de Lester Young, Coleman Hawkins, Stan Getz, Paul Gonsalves, Sonny Rollins, John Coltrane et Wayne Shorter à travers trois études. On notera que l'enregistrement retenu pour Coltrane est le fameux Pursuance, troisième piste de A Love Supreme.
Sur tous les saxophonistes testés, c'est pourtant John Coltrane qui met le plus d'accord ! Les testeurs utilisent spontanément les mêmes mots pour décrire le son : perçant, rêche, aiguisé, tranchant, et mordant. Sur un deuxième test pratiqué cette fois sur des musiciens suivant un cursus jazz, les résultats concordent aussi : Coltrane met tout le monde d'accord avec un son dur, rauque et assez brillant. Il semble donc qu'il y ait une sensation partagé que les auditeurs traduisent par les même mots. On remarque qu'on est plutôt dans le champ lexical du brillant et du métallique, mais avec quand même cette notion de tranchant.
Lire aussi l'article : Chaud, brillant, centré, mat...? la psychoacoustique nous éclaire !
Vous avez dit "edgy" ?
Tranchant, edgy... Finalement ce sont des mots que l'on retrouve beaucoup. Tout en écoutant le chorus chantant de John sur les gros accords en quarte de McCoy Tyner dans Olé, je réfléchis à l'interprétation de tout ce que j'ai vu, lu, entendu. Ce qui revient le plus, c'est cette notion de "Edge" : en anglais, c'est un peu le fil du rasoir. Et finalement si la brillance du son ne met pas tout le monde d'accord, c'est plutôt sa largeur (ou plutôt sa non-largeur) qui, elle, est perçue de la même façon. Car c'est bien cette idée qui se cache derrière tout ces mots : le son de Coltrane est typiquement un son centré, très fin, très direct, incisif. Et ça moi je l'entend direct sur son entrée triomphale dans Resolution, qui reste ma piste préférée de ce géant du jazz (peut-être parce qu'elle me rappelle le Nardis de Bill Evans ?).
La réponse à l'énigme
Qu'est-ce qui fait que le son de Coltrane est unique, alors ? Bon, la réécoute de tous mes albums favoris m'aura au moins fait réalisé qu'on le distingue avant tout par son phrasé, par sa manière d'amener la tension brutalement, par ses plans tordus... Après tout, je reconnais bien mes pianistes favoris (Kenny Barron, Bill Evans, Cedar Walton) du premier coup, et pas vraiment à cause du son de leur piano... Mais l'esthétique sonore de Trane s'imbrique dans tout les traits de génie de sa musique avec une sorte de magie, qui participe à ce qu'on appelle souvent "la transe", et là le timbre joue un rôle crucial. Allez je ne vais pas terminer sans vous faire quand même ma petite proposition de caractérisation du son :